Le gazon est encore vert dans la
banlieue. Ses habitants se promènent fièrement le long des parcs avec leurs
chiens à crinière de lion. Nous sommes en novembre, en ville tout est gris,
mais la banlieue, elle, reste figée en été malgré les nuits froides et le givre
au sol le matin.
Florence est sortie du décor
post-moderne-ultra-épuré de la nouvelle maison de ses amis pour aller fumer une
cigarette sur le balcon. Elle est la seule fumeuse de la bande maintenant. Elle
est la seule qui habite encore en ville d’ailleurs. Puis, dans quelques années,
la situation sera sans doute encore la même. Elle l’aime sa vie, même si la plupart de ses
copains considèrent qu’elle n’a pas de but précis dans la vie. Certes, fonder
une famille est un but, mais ne pas en désirer une ne signifie pas nécessairement
l’absence d’objectifs de vie aussi concrets que les leurs.
Florence resta longtemps à l’extérieur
obnubilée par le gazon vert. Elle en est à sa deuxième cigarette. Elle fuit le malaise. Le genre de malaise tellement dense qu’il forme une sorte de bruine
opaque d’inconfort dans la pièce. Un
malaise tellement épais qu’on aurait pu le trancher au couteau pour ensuite
vous le servir dans votre assiette tel un gros steak, saignant et bien juteux.
Visiblement, l'idée de s'être retrouvée ici lui paraît de plus en plus absurde. Le gazon jaune devant son appartement lui manque. Le chat
de ruelle qu’elle a commencé à nourrir aussi et, lui au moins, n’abordera jamais cette crinière de lion dégoutante et ridicule.
Elle prit son courage à deux mains et
retourna à l’intérieur. Lorsqu’elle franchi le seuil de la porte, tout le monde
s’arrêta de parler. Le malaise était oh combien palpable. Plus elle avançait
dans la pièce, plus elle avait l’impression d’entrer dans un piège de saran-wrap. Les regards sur elle étaient
lourds, l’air était pesant. Elle n’aurait pas dû y retourner.
Depuis la mort de son frère, les choses
avaient bien changées. Le temps c’était figé mais elle avait continué d’avancer
comme une automate, refusant de vieillir, refusant toute forme de futur si ce
n’était pour être sans lui. Plus rien n’en valait la peine. Certes, de le dire
comme ça, à voix haute devant tout le monde dans le salon n’avait pas été la
meilleure idée de sa vie. Puis, d’ajouter en riant qu’ils ne devaient pas
s’inquiéter pour elle car, de toute façon, elle n’aurait jamais le courage de
s’ouvrir les veines n’avait pas aidé sa cause non plus.
Maintenant, elle projetait l’image
qu’elle tentait de fuir depuis plus d’un an déjà. Comme si elle venait de
mettre tous ses effort d’au-dessus-de-ça
à la poubelle. En l’espace de trente secondes elle avait perdu toute se
crédibilité de fille-forte-qui-passe-au-travers-comme-une-championne.
Elle déposa son sac par terre dans un
geste lent, presque calculé, et prit la parole : « Vous, vous imaginiez
quoi bande de tarés? J’ai trouvé mon frère jumeau pendu dans sa garde-robe!
Vous pensiez quoi? Que je trouve que ce n’est pas si grave que ça? Que la vie continue même si avant de le trouver j’ai
eu l’impression de mourir sur un coin de rue? Que je ne savais pas ce qui
m’attendait quand je suis retournée à la maison? Que la surprise a été tellement grande que je vis encore dans le déni? Il n’y a pas eu de surprise.
Il n’y aura plus jamais de surprise. »
Florence reprit son sac d’un geste aussi
calculé et retourna vers la porte. « Après ça, n’allez pas me demander
pourquoi je ne veux pas d’enfants! » Elle poussa la porte et sortie.
L’automate continua son chemin jusqu’à l’arrêt d’autobus qui allait l’amener
loin, là où pousse le gazon jaune et où les surprises n’existent plus.
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